• Christopher Kullenberg, thésard le jour, cybermilitant la nuit

    Christopher Kullenberg, thésard le jour, cybermilitant la nuit

    Source : Courrier International

     

      Il creusait des tunnels quand les autorités dressaient des murs : avec ses amis du réseau Telecomix, ce thésard de Göteborg a permis aux opposants de se connecter à Internet en Tunisie, en Egypte et en Syrie.

      C’était juste après minuit, dans la nuit du 27 au 28 janvier : Hosni Moubarak avait alors donné l’ordre aux fournisseurs d’accès de verrouiller tout le réseau Internet. Quelques minutes plus tard, l’Egypte s’est transformée en « Corée du Nord ». Seul un unique câble, posé au fond de la Méditerranée, a empêché que le pays ne soit totalement coupé du monde – il permettait à la Bourse du Caire de rester ouverte. Même le réseau de téléphonie mobile avait été coupé – tout cela pour isoler les Egyptiens et entraver l’opération « Jour de la colère », quand des centaines de milliers de personnes devaient converger vers la place Tahrir, après la prière du vendredi, pour protester contre la dictature.

      Cette nuit-là, Christopher Kullenberg était installé devant son ordinateur, dans son logement étudiant. Le jour, il est thésard en théorie des sciences à l’université de Göteborg ; la nuit, il est cybermilitant. Il fait partie d'’n noyau dur de hackers et de militants disséminés à travers l’Europe et réunis sous le nom de Telecomix.

      Le 28 janvier donc, sur son écran d’ordinateur, Christopher Kullenberg a vécu en direct la coupure des connexions en Egypte : il était en plein chat avec un contestataire égyptien quand la communication a été interrompue. Que faire ? sur le chat de Telecomix, les échanges ont fusé, avec les propositions les plus farfelues. Une antenne a même été dressée en Belgique dans l’espoir d’entrer en contact avec des radioamateurs égyptiens, mais tout ce que les hackers ont réussi à capter, ce fut… la radio de l’arme égyptienne.

      Quelqu’un a suggéré d’utiliser des numéros de fax égyptiens, car le réseau de téléphonie fie était toujours en service. Et cela a fonctionné.

      Les membres de Telecomix ont récupéré de vieux groupes de modems datant de l’époque où les cybercommunications passaient par les lignes fixes. Une fois le matériel acheminé sur place, une cinquantaine d’égyptiens, tout au plus, ont ainsi pu se raccorder à Internet au moment où le réseau était officiellement suspendu. Suffisant pour faire sortir les informations du pays. Christopher Kullenberg et ses amis n’ont quasiment pas fermé l’œil pendant plusieurs jours.

      Telecomix a été créé le 18 avril 2009, lors d’une soirée organisée chez lui, ils n’étaient qu’une dizaine et s’étaient rencontrés lors du procès du site de téléchargement Pirate Bay. Ils s’inquiétaient de l’instauration du « paquet télécoms » - directive européenne sur les télécommunications – qui menaçait le droit à un web libre et ouvert à tous. Telecomix a entrepris de faire pression directement sur les décideurs. Le collectif a créé un site qui donnait les numéros de téléphone des députés européens et il exhortait les internautes à les appeler. « Nous avions trouvé un moyen de court-circuiter le processus politique », se félicite Christophe Kullenberg. L’UE était alors la cible favorite de Telecomix. La présence dans ses rangs d’un homme comme Christophe Kullenberg, dont le titre universitaire légitime l’organisation auprès des acteurs politiques, est un atout précieux.

      A l’été 2009, lors de la « révolution verte » iranienne, « nous avons joué le rôle de support technique auprès des révolutionnaires », raconte-t-il. La révolution a raté son but, et le cybermilitantisme aussi, constate-t-il avec le recul. Mais l’Iran n’était qu’un début, présageait-il dans « Le Manifeste cyberpolitique », son premier et pour l’heure unique ouvrage, publié six mois avant le début du « printemps arabe ». Il avait vu juste.

     

      « La liberté d’expression, c’est le fait que le réseau fonctionne »

     

      Christopher Kullenberg partage une petite pièce avec deux autres thésards dans l’ancienne cour d’appel de Göteborg, une vieille bâtisse en brique. Son manifeste est là, quelque part au milieu des piles de livres qui jonchent son bureau. Il est censé terminer les derniers chapitres de sa thèse, mais, sur son écran d’ordinateur, c’est le chat de Telecomix qui défile. Difficile de dresser son portrait, même si son parcours est connu : Il naît en 1980 dans la petite ville de Bodafors, dans le Smaland (dans le sud de la Suède), d’où il s’envolera vers l’adolescence. Là, il passe le plus clair de son temps à la bibliothèque de l’université. Il suit un double cursus, décroche la note maximale à ses examens. Devient thésard. Avant d’être aspiré – lui qui fréquentait surtout jusqu’alors le monde analogique – par le trou noir de la cyberpolitique. C’est en effet l’époque des descentes de police contre The Pirate Bay, et celle de la création du Parti Pirate.

      Ce qui l’intéressait alors, ce n’est pas le téléchargement de musique gratuite, mais ce que devient le web, infrastructure commune de notre liberté d’expression. Il est difficile de ranger Christophe Kullenberg dans une catégorie. Il évolue dans plusieurs univers à la fois et détonne, où qu’il se trouve. Dans la culture hacker, c’est le philosophe qui, au fond, est davantage versé dans les lettres que dans la technique. Il fait penser à un instituteur à l’ancienne coincé dans une époque numérique, avec une aptitude particulière à traduire une technologie complexe en une politique qui parle à tous. Telecomix n’est qu’un biais parmi d’autres. Il est également membre du groupe Julia, un think tank qui œuvre en faveur d’un web libre et ouvert à tous. Sur son blog et sur son compte Twitter, partout, le message est le même : « J’essaie de traduire en politique une pratique existante ».

      Il ne fait partie ni de ceux qui croient que nous prenons inexorablement le chemin d’une société policière, ni de ceux qui affirment que la généralisation de la fibre optique s’accompagnera nécessairement d’une diffusion de la démocratie dans le monde. C’est précisément pour cette raison qu’il croit le cybermilitantisme nécessaire : pour aiguiller le cours des évènements dans la bonne direction.

      En soi, Internet n’est pas démocratique : Christopher Kullenberg est le premier à le reconnaître. Ce qui ne l’empêche pas de voir dans les progrès de la technologie un grand potentiel pour la démocratie. A ses yeux, Internet s’apparente au feu de Prométhée (le titan de la mythologie grecque qui a subtilisé le feu aux dieux pour le donner aux hommes), un pouvoir extraordinaire capable à la fois de nous affranchir ou de nous asservir selon l’usage que nous en faisons.

      « N’importe qui peut ouvrir un blog, n’impore qui peut se mettre à tweeter », se félicite-t-il. Une nouvelle forme de culture participative, où quelques clics suffisent à sensibiliser l’opinion, se substitue peu à peu aux flux d’information à sens unique des médias traditionnels. Et la façon de faire de la politique en a été profondément bouleversée, analyse-t-il. « Les réseaux sociaux font que les jeunes du Moyen-Orient n’ont plus besoin d’être représentés : ils peuvent désormais communiquer directement avec vous et moi ». [NDLR : la communication n’est pas tout… il y a la loi, aussi !]

      Pour Christophe Kullenberg, il ne suffit pas de s’appuyer sur les déclarations des droits de l’homme, « il faut construire matériellement la liberté d’expression. Et, sur Internet, la liberté d’expression, c’est le fait que le réseau fonctionne. » C’est là que les hackers de Telecomix entrent en scène. Quand l’infrastructure du réseau est hors service, ils la réparent. Quand les dictatures dressaient des murs, ils creusaient des tunnels. « si on ne défend pas l’internet libre, on ne saura pas ce qui se passe sur la place Tahrir. »

      Contrairement à d’autres collectifs de hackers, Telecomix, Christophe Kullenberg en tête, a fait le choix de la transparence totale sur ses actions. La raison en est simple : « on ne peut pas rester anonyme quand on veut participer à une séance du Parlement européen à Bruxelles. » Et aussi : « Quand vous piratez le réseau d’un pays, vous êtes dans l’illégalité. Pour débloquer Internet au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord, on est obligés d’enfreindre une foule de lois dans les pays concernés. Mais on bénéficie d’un soutien moral chez nous. » et plus encore du soutien de toutes les personnes dont les cybermilitants suédois ont fait la connaissance, en Iran, en Tunisie, en Egypte, en Syrie et ailleurs. Aider les militants chinois à creuser des tunnels cryptés sous le « bouclier doré » [nom du pare-feu mis en place par la Chine] est un travail incessant.

      Sauver l’Internet libre est une besogne lourde et chronophage. Quelqu’un doit bien nourrir le feu de Prométhée. Mais celui qui se dévoue contribue aussi à façonner l’avenir, ce qui peut expliquer qu’une personne comme Kullenberg – qui ne possède lui-même ni Smartphone ni compte Facebook – passe le plus clair du temps à se battre pour que des gens qu’il n’a jamais rencontrés aient la possibilité d’exprimer leurs opinions sur les réseaux sociaux. Voilà qui lui promet sans doute de nouvelles nuits blanches.

     

      Claes Lönegard, Courrier International.


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